SOMMAIRE
Éditorial / Chandigarh comme oeuvre ouverte
/ L'invention d'une ville / L'inscription de la ville dans le temps /
Partition territoriale : Chandigarh, Mohali et Panchkula / Densification
et patrimonialisation de Chandigarh / Promenades dans Chandigarh
Le nom de Chandigarh évoque une ville neuve en Inde signée Le Corbusier.
Or, l'invention de la nouvelle capitale du Punjab - devenue aussi celle
de l'Haryana en 1966 -, installée au pied des contreforts de
l'Himalaya, est loin d'être le fait d'un homme solitaire. Son histoire,
écrite à plusieurs mains sous la baguette de ce chef d'orchestre
exigeant, est passionnante, depuis les quelques villages préexistants
absorbés dans la grille urbaine jusqu'à l'accélération du développement
actuel.
Conçue au départ pour 150.000, puis 500.000 habitants, elle
en compte aujourd'hui plus d'un million et demi, et en atteindra deux
avant 2050. Le premier point à souligner est que Chandigarh est une des
quelque cent villes nouvelles créées dans les années qui ont suivi
l'indépendance de l'Inde (1947), d'abord du fait de la partition
territoriale entre l'Union indienne et le Pakistan et des déplacements
massifs de population qui s'ensuivirent. Ensuite, parce qu'il a fallu
restructurer le pays qui est passé de 554 États princiers à une
fédération de 27 États, là encore avec des mouvements de population.
Ville nouvelle parmi d'autres, Chandigarh a pourtant une charge
symbolique particulière : le pandit Nehru a souhaité qu'elle représente
la modernité du nouvel État indépendant.
Le deuxième point est que
Le Corbusier n'a été ni le premier ni le seul concepteur sur le terrain.
C'est d'abord l'architecte américain Albert Mayer qui est appelé en
1949 par Nehru et qui dresse le premier plan de la ville avec son
confrère Matthew Nowicki. Mais la disparition de ce dernier en août 1950
dans un crash aérien conduit l'Américain à abandonner. Le Corbusier,
sollicité par les Indiens en 1950, va reprendre à sa manière géométrique
les grands principes (orientation, secteurs) du schéma d'urbanisme plus
en rondeurs élaboré par Mayer, inspiré des cités-jardins anglaises.
Travaillant depuis son agence parisienne et séjournant deux mois par an
en Inde de 1951 à 1965, il définit le plan général et garde la maîtrise
totale de la réalisation du secteur administratif du Capitole ainsi que
de quelques équipements. Mais pour le reste il doit composer avec un duo
d'architectes, Jane Drew et Maxwell Fry, missionnés en même temps que
lui pour leurs compétences en matière d'architecture climatique et qui
vont rester sur place de 1951 à 1954. Et s'il s'appuie sur son cousin et
collaborateur, Pierre Jeanneret, qui va vivre à Chandigarh de 1951 à
1965, nul doute que ce dernier, personnalité discrète et fidèle mais en
même temps subtile et créative, a imprimé fortement sa marque, comme
aussi les ingénieurs Thapar et Varma et l'équipe des jeunes architectes
indiens qui ont travaillé aux côtés des trois senior architects présents sur le site.
Le
troisième point, qui découle directement du deuxième, à savoir de la
qualité des protagonistes, est que Chandigarh a été un laboratoire
d'architecture tout à fait étonnant pour l'époque, sur des questions qui
restent d'actualité : la densité, le rapport ville/nature, le rapport
espace privé/espace public, le système de circulation (hiérarchie des
voies et séparation des flux), la (relative) séparation des fonctions,
enfin la morphologie urbaine et les typologies du logement. Dans cette
ville sur plan quadrillé noyée dans la végétation, aux espaces publics
souvent dilatés, on trouve en effet de multiples déclinaisons de
l'habitat en bande, maisons ou petits collectifs, inspirées de la
tradition nord-européenne tout en tenant compte des contraintes
climatiques et des modes de vie locaux. Ceci se traduit par l'importance
accordée aux prolongements extérieurs du logement (loggias, terrasses,
porches, cours, jardins), quelle que soit la surface de celui-ci, des
très modestes maisons des péons aux villas des ministres, en passant par
les maisons de ville qui inspireront l'"habitat intermédiaire" des
années 1970.
Outre le béton armé, matériau emblématique de la
modernité corbuséenne, la brique traditionnelle est fortement présente
dans les constructions initiales, ancrant cette modernité dans la
dimension locale (approvisionnement, savoir-faire). Les responsables
indiens ont été longtemps respectueux du cahier des charges corbuséen
garant de l'intégrité du projet dont rend magnifiquement compte le livre
de Kiran Doshi (cf. p. 5, note 3) consacré aux réalisations de
Jeanneret, Fry et Drew, livre qui pose aussi la question de la
sauvegarde du patrimoine moderne de Chandigarh.
Aujourd'hui, les
édiles sont tentés de céder aux pressions pour se libérer d'un carcan
conçu il y a un demi-siècle et sans doute obsolète, quitte à sombrer
parfois dans la banalisation (comme dans le quartier des activités
technologiques), voire dans le kitsch des néostyles de certaines maisons
individuelles. Si la nécessité de densifier la ville paraît s'imposer,
reste à savoir comment, ce qui implique un travail d'évaluation à
poursuivre.
Gwenaël Querrien