"J'aimerais qu'il existe des lieux stables, immobiles, intangibles,
intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui
seraient des références, des points de départ, des sources ;
Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né,
l'arbre que j'aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de
ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts...
De tels lieux n'existent pas, et c'est parce qu'ils n'existent pas que
l'espace devient question, cesse d'être évidence, cesse d'être
incorporé, cesse d'être approprié. L'espace est un doute : il me faut
sans cesse le marquer, le désigner ; il n'est jamais à moi, il ne m'est
jamais donné, il faut que j'en fasse la conquête.
Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien
ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l'oubli
s'infiltrera dans ma mémoire, je regarderai sans les reconnaître
quelques photos jaunies aux bords tout cassés. Il n'y aura plus écrit en
lettres de porcelaine blanche collées en arc de cercle sur la glace du
petit café de la rue Coquillière : « Ici, on consulte le bottin » et «
Casse-croûte à toute heure« .
L'espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l'emporte et ne m'en laisse que des lambeaux informes :
Écrire: essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire
survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui
se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou
quelques signes."