Le
Corbusier disait de ses tapisseries qu’il avait baptisées ≪ Muralnomad ≫
qu’elles pouvaient ≪ se décrocher du mur, se rouler, se prendre sous le
bras à volonté, aller s’accrocher ailleurs ≫. Il décrivait ainsi
parfaitement le paradoxe de l’œuvre murale : destinée au mur et à la
permanence, elle en fut, par tous les moyens, éloignée.
Rares sont les historiens à avoir étudié les œuvres murales entre les
années 1920 et les années 1950 par le biais de leurs relations aux
autres pays. Romy Golan adopte ce regard transnational qui, tout en se
concentrant sur la France et l’Italie, intègre ces deux pays à une
histoire transnationale du médium – l’Espagne, l’Allemagne, l’Union
soviétique, le continent américain et l’Inde. L’auteur, plutôt que de se
contenter d’une étude exhaustive, s’est focalisée sur une série
d’objets fascinants qui l’amènent à repenser la distinction entre art,
architecture et décoration, ainsi que les relations entre art et
politique.
Certaines œuvres murales que nous propose Romy Golan sont aussi
curieuses qu’une mosaïque démontable, qu’une toile peinte destinée à
ressembler à une photographie, qu’une tapisserie que l’on rêve mur de
laine portatif. D’autres sont des icônes. C’est le cas des Nymphéas de
Monet, grandes toiles que le peintre avait voulues inamovibles,
marouflées directement sur les murs. On les découvre pourtant délaissées
des décennies durant dans une Orangerie qui prend l’eau, objets de
critiques qui les décrivent comme propices à la claustrophobie, à la ≪
désorientation ≫, et qui assimilent l’Orangerie à un mausolée-bunker.
Par une lecture innovante qui fait appel à Freud et à ses concepts de
sentiments océaniques et de traumatisme, Romy Golan les relie aux
panoramas de champs de bataille.
Autre icône : Guernica, la fresque de Picasso peinte pour le
pavillon espagnol à l’Exposition universelle de 1937 à Paris. On croit
tout savoir d’elle, mais Romy Golan la replace dans le bâtiment
républicain espagnol, parmi les nombreux photomurals vantant les
bienfaits du Frente popular, et en s’appuyant sur Walter Benjamin et sa
théorie du montage nous en découvre tout un pan que l’œil d’aujourd’hui
ne pouvait saisir : ce que Guernica doit au montage
photographique, avec pour exemple ses tons de noir et de blanc, son
style ≪ couper-coller ≫ et sa fonction assumée d’agit-prop.
Romy Golan regarde aussi vers l’Italie, autre grand pays de l’œuvre
murale, ≪ sœur latine ≫ de la France – deux sœurs brouillées lors de la
période mussolinienne. En 1937, l’Italie s’exporte à Paris pour
l’Exposition universelle, et la grande mosaïque de Mario Sironi, Il lavoro fascista,
exposée à l’origine à la Triennale de Milan de 1936, est déplacée dans
la capitale française : alors qu’une mosaïque devrait par principe être
inamovible, celle-ci est aisément démontable et transportable. À Paris,
son mode d’exposition, que l’on doit à l’architecte Giuseppe Pagano, est
inédit : la mosaïque est suspendue au milieu de la salle, avec un accès
privilégié à sa face cachée (son dos). Romy Golan recourt à l’École
viennoise d’histoire de l’art et à Alois Riegl et montre ce que cette
œuvre doit aux ruines romaines, notamment à l’arc de Constantin édifié à
l’aide de spolia, et comment l’œuvre questionne le concept de romanité du régime mussolinien.
L’Exposition universelle de 1937 à Paris tient une grande place dans ce
livre. Dans l’Europe des années 1930, les œuvres murales sont des
instruments politiques au service des régimes, qu’ils soient de droite
ou de gauche. Allemagne nazie, Italie fasciste, Union soviétique, France
du Front populaire, République espagnole, tous ont usé de l’œuvre
murale sous toutes ses formes. Mais étonnamment, à l’Exposition
universelle de 1937, les fascistes italiens, les nazis et les
Soviétiques préférèrent les médiums traditionnels de la peinture et de
la sculpture, alors que les montages photographiques des artistes
français affiliés à la gauche, dont Fernand Léger, Charlotte Perriand,
Lucien Mazenod, célèbrent la vie rurale et le travail à l’usine.
Romy Golan conclut sur les tentatives française et italienne de produire
une synthèse des arts. Si en Italie, la décoration forme désormais un
supplément – au sens de Derrida – au bâtiment, avec les artistes Lucio
Fontana, Mario Radice, Gianni Dova, en France, c’est la tapisserie qui,
héritière de la Résistance et des ateliers clandestins d’Aubusson, se
réinvente avec notamment les œuvres tissées de Jean Lurçat (La Liberté, ou encore son cycle tiré de l’Apocalypse d’Angers).
La tapisserie se réinvente si fortement qu’elle part en tant que ≪
muralnomad ≫ dans les bagages de Le Corbusier pour la ville nouvelle de
Chandigarh.